Brigitte Fontaine a peur de l'orage. Dans son appartement de l'île
Saint-Louis, qui jouxte celui de Georges Moustaki, la prêtresse aux
allures débauchées tire les volets et enchaîne les verres de soda trouble.
En robe de tulle rose, rouge aux lèvres et cigarette aux doigts, la
reine Brigitte tient salon. Celle qui, en 1969, chantait «Je suis
In, Inadaptée», après une jeunesse dans les environs de Morlaix,
sans cesse en marge d'une sphère médiatique qui l'aura (trop) rapidement
cataloguée en folle hirsute, égérie décadente d'un public forcément
restreint, signe son nouvel album, épaulée par M, Noir Désir, Les Valentins
et Sonic Youth. Kekeland, somptueuse réalisation, s'annonce comme
l'un des tout meilleurs albums de chansons de l'année. Et pourrait bien
rallier à sa cause un public qui ignore encore jusqu'à son existence.
Votre état d'esprit, lors de l'enregistrement?
Joyeux et avide, avec l'envie d'avancer et de m'amuser. Les plus vieilles
chansons du disque ont été écrites il y a quatre ans. Je n'ai pas de
moments pour écrire mais des périodes. Pour moi, une chanson, c'est
une heure et demie. Le lendemain, je retouche, et voilà. C'est un mélange
d'effort, de plaisir et de concentration. Quand je commence, je ne sais
pas ce que je vais dire. Une phrase me plaît, puis vient le reste. Pas
d'idées, que des sensations, des impressions, des plaisirs, des mots,
ou des images. C'est comme ça, je suis plus du côté des poètes que des
penseurs.
Les «Zazous»?
C'est la reprise d'une chanson célèbre qu'Andrex chantait sous l'Occupation.
Très étranges, les zazous. C'étaient des punks, des résistants... Je
suppose que, dans mon genre, je suis une résistante.
De nouveaux amis?
J'ai adoré travailler avec M, alors qu'au départ je ne le connaissais
pas. Le travail s'est fait dans la joie. Pour les Sonic Youth, ils cherchaient,
paraît-il, à me contacter. Archie Shepp, c'est Ali Belkacem, le fils
d'Areski, qui l'a fait venir au studio. Il est arrivé très élégant,
vêtu d'un costume tabac avec une chemise en soie assortie, et des chaussures
bicolores. Pour Noir Désir, ce fut un coup du sort: le jour où mon directeur
artistique cherchait à les joindre, ils me laissaient un message pour
m'inviter sur leur album. Ces artistes m'aiment bien. Tant mieux. Le
résultat me plaît. J'ai envie que ça marche. Je veux vendre, j'en ai
besoin. C'est très varié, comme un kaléidoscope, «un jardin extraordinaire»,
un arc-en-ciel.
Areski Belkacem?
Je travaille avec lui depuis le début des années 70. C'est le plus
grand. Je ne dis pas ça parce que je vis avec lui. J'adore sa musique.
Il travaille très profondément, il est à l'écoute de ce qu'il voit,
de ce qu'il entend dans ce qu'il voit. La première fois que je lui ai
donné une musique à composer sur un de mes textes, c'était pour l'Eté,
l'été sur l'album Comme à la radio, en 1971. Quand je l'ai
écoutée, je me suis littéralement évanouie.
La métrique et la versification?
Paradoxalement, l'écriture est plus libre avec cette contrainte. L'autre
jour, je me disais qu'à l'avenir on trouverait ces histoires de rimes
vraiment ridicules. Ça l'est peut-être, mais moi j'aime ça. J'aime bien
les paradoxes. On s'entend bien, eux et moi.
La reine de Kekeland?
Je règne et je suis protégée, dirigée par tout un peuple imaginaire
qu'on appelle les Kékés. C'est des gens rigolos, les oufs, les loufs
et les craignos. On est toute une bande... On s'amuse bien.
En fumant?
Un des titres de l'album s'appelle Je fume. J'adore fumer mais
que des cigarettes. Pas de hasch.
Votre place dans la chanson française?
Au sommet, naturellement! Je suis dans mon temps et j'avance. J'ai envie
de bouger, de connaître et d'inventer d'autres choses.
Des obsessions?
Etre dans un corps m'a longtemps tourmentée. C'est une situation incroyable:
être plus souvent étranger à son propre corps qu'aux personnes qui nous
entourent. Dieu merci, cette hantise a passé. En ce moment, c'est mon
chat. J'ai peur pour lui.
Vous, dans quelques années?
J'aurai des cheveux.