Des
carrières naissent de malentendus que ni le temps, ni la reconnaissance
ne parviennent à dissiper. A la fin des années 60, le premier album
de Brigitte Fontaine pose, tout de pop psychédélique feutrée, son titre
comme une marque de fabrique indélébile:
Brigitte Fontaine
est folle. Trente ans après, l'axiome court toujours, avec la résistance
des raccourcis médiatiques. A l'heure du «sympa» et du «cool»,
on préférera encore balayer d'adjectifs condescendants ce qui relève
cependant de l'acte poétique: des élans sensuels, vénéneux, délirants,
servis chez cette implacable humaniste avec une ferveur habitée par
la tradition et le mouvement. Possible grande sœur de Catherine Ringer
(des Rita Mitsouko) dans la généalogie de la pose extravagante, Brigitte
Fontaine a dû s'arranger de sa légende, la transformant en une liberté
supplémentaire. Et pourtant, les lignes de son parcours se dessinent
dans un goût permanent des contrastes. Avant de se produire sous son
nom, la jeune Bretonne, que ses parents voyaient prof de lettres ou
de philo, s'était essayée à la comédie: «Toute petite, je savais
déjà que je me tournerais vers l'écriture et le théâtre. Chanter, je
n'avais pas prévu. A 19 ans, comme une conne, j'ai renoncé au théâtre.
Ensuite, pour retrouver le public, je me suis mise à écrire des chansons.
J'allais les interpréter dans des "beuglants".»
Succès.
Ses débuts sont
aussi marqués par la rencontre avec Jacques Higelin. Avec lui, elle
enregistre un disque chez Canetti (Douze chansons avant le déluge),
monte un spectacle (Maman, j'ai peur) au cabaret libertaire La
Vieille Grille, et immortalise une chanson (Cet enfant que je t'avais
fait). Ce succès de 1969 ne se reproduira pas de sitôt.
Résolue au bas-côté du show-business, Brigitte Fontaine lâche une poignée
d'albums sur le label indépendant Saravah, fondé par Pierre Barouh avec
les droits d'auteur provenant de la chanson du film Un homme et une
femme. Les propositions de Brigitte Fontaine sont visionnaires,
ironiques et déjantées; le message passe mal en pleine ère pompidolienne.
Difficile d'associer Brigitte Fontaine à un courant politique particulier,
et pourtant elle est en première ligne. De son île Saint-Louis, où elle
semble vivre en recluse, parviennent ses écrits comme des traces d'éclaireur.
Voyante. Trop pudique pour aborder de front le sentiment amoureux
(«Je suis passée à côté de l'amour/ Quand il s'est présenté à moi/
Avec sa Mercedes rose bonbon/ Et sa poitrine nue et dorée/ Je l'ai laissé
sur le bord de la route/ Et je suis montée dans une 2CV pourrie/ Où
y'avait un chien qui puait», dans la chanson Conne), elle
lui préfère un journal intime fait d'enluminures absurdes et loufoques.
Voyante, à sa manière. Ainsi, ses chansons des années 70 peuvent être
reprises à l'identique vingt ans plus tard: «Il fait froid dans le
monde/ Ça commence à se savoir/ Et il y a des incendies qui s'allument/
Dans certains endroits/ Parce qu'il fait trop froid/ Traducteurs, traduisez.»
Son deuxième
album, Comme à la radio (1971), enregistré avec le gang free-jazz
Art Ensemble of Chicago (Lester Bowie à la trompette), annonçait déjà
des rendez-vous constants avec l'avant-garde. Puis, fusionnant avec
le musicien kabyle Areski Belkacem, Brigitte Fontaine a pris le pouls
des musiques world avec le même naturel qu'elle fera siennes les palpitations
électroniques.
Plongée, durant les années 80, dans les eaux profondes du théâtre et
du roman, Brigitte Fontaine revient à la chanson, à la fin de la décennie,
grâce à une productrice japonaise qui prend en charge le Nougat.
Cheveu ras, visage émacié, elle se révèle un modèle pour une jeune génération
décomplexée. Fan, Etienne Daho produit Genre humain, le véritable
album du retour, où Brigitte Fontaine reprend Comme à la radio
sur un groove obsédant. D'apparence moins fragile, c'est une voix de
tabac qui affirme ses dernières audaces. Peu à voir avec la prose des
années 70, ses chansons ne s'appliquent aujourd'hui qu'à des vers impeccables.
Volupté. Sur le socle d'une culture héritée du romantisme, elle
invente un monde de faux diamants, de vrais palaces et de Chevrolet.
Ces carrosses conduisent à des fêtes où règnent luxuriance, ivresse
et volupté.
Résolument
dandy, elle guette des arrangements musicaux inédits tout en filant
un chant dans la plus pure tradition poétique des chanteuses de rue.
Brigitte Fontaine a ceci de rare qu'elle attise sans cesse la curiosité,
cultivant la remise en question perpétuelle, marque d'une indéfectible
jeunesse. Sur son dernier album,
d'ailleurs, des pointures pop-rock très actuelles la rejoignent. Brigitte
Fontaine a pris le parti d'un disque varié, passionnant, parfois surprenant,
l'occasion de s'ouvrir à un nouveau public et de vérifier une intuition
de Godard: «La marge, c'est ce qui relie les pages.».